Si vous habitez le territoire de Paris-Saclay, vous avez nécessairement aperçu ici ou là des plaques de rues ou commémoratives à son nom. Mais que savez-vous au juste de Charles Péguy ? Peut-être avez-vous encore en tête « L’océan des blés » ou quelques vers de son célèbre poème la « Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres » qu’on apprenait jadis à l’école primaire. Sa revue des « Cahiers de la Quinzaine » qu’il fonda en 1900 pour défendre le capitaine Dreyfus vous dit peut-être aussi quelque chose.
Cependant, surtout si vous faites partie de la jeune génération, il est plus probable que ce nom n’évoque rien d’autre pour vous qu’un poète catholique quelque peu passé de mode. Mais savez-vous que ce poète et écrivain engagé, visionnaire, polémiste et patriote, mort au champ d’honneur il y a 110 ans, a vécu une partie de sa courte vie sur notre territoire ? Il a en effet habité quelques années à Gometz-le-Châtel, Orsay et Palaiseau.
Laissez-vous conter l’histoire de ce rebelle-né, déroutant, irritant mais attachant, qui n’est jamais là où on l’attend, et dont les écrits visionnaires, d’une étonnante actualité plus d’un siècle après sa mort, nous parlent encore, aujourd’hui plus que jamais.
Une histoire écrite par Hervé Martin
Amitié Charles Péguy et Mémoire de Lozère
"Laissez-vous conter l’histoire de ce rebelle-né "
Charles Péguy naît le 7 janvier 1873 au sein d’une famille modeste, dans une petite maison aujourd’hui disparue située au 40-50, rue du Faubourg Bourgogne à Orléans.
Charles Pierre Péguy est le premier et unique enfant de Désiré Péguy (1846-1873), menuisier, qui décède d’une tumeur à l’estomac dix mois seulement après la naissance de son fils. Il descendait de petits vignerons de l’Orléanais, et avait participé deux ans auparavant à la défense de Paris.
L’humiliation de la défaite de 1870, même seulement fantasmée rétrospectivement, constitua un traumatisme majeur pour le jeune Péguy. Il est longtemps resté persuadé que son père était mort du pain avarié qu’il avait dû manger pendant le siège de Paris. Ceci a certainement contribué à la formation de sa personnalité et à son patriotisme fervent.
Le petit Charles est donc élevé par sa mère Cécile, et sa grand-mère Etiennette Guerret, originaire du Bourbonnais. Cécile Péguy, après le décès de son mari, devient rempailleuse de chaises pour faire vivre la famille. Les deux femmes entre lesquelles grandit le petit garçon ont une vie rude, et elles doivent s’activer sans relâche du matin au soir pour gagner l’argent du foyer. Mais Péguy fera toujours la distinction entre la misère, qu’il juge inacceptable, et la pauvreté digne qu’il connaîtra dans son enfance, dans le quartier du faubourg Bourgogne.
C’est précisément dans ce même quartier que Jeanne d’Arc, brisant le siège d’Orléans, fit son entrée triomphale à cheval pour libérer la ville en 1429. Il faut souligner l’importance de la figure tutélaire de Jeanne, motif central de son inspiration, qui l'accompagne dans ses plus jeunes années et tient une place essentielle dans son œuvre. Toute sa vie durant, depuis ses premières rédactions à l’âge de 8 ans, il sera habité par ce personnage marquant du récit national français. Elle représente pour lui à la fois la défense des petites gens contre les puissants par une fille du peuple, la sainteté chrétienne et le patriotisme français.
Le petit Charles aide sa mère dans ses modestes tâches quotidiennes et, très tôt, elle lui transmet « la piété de l’ouvrage bien faite ». Mais cette vie austère ne lui paraît pas accablante et le travail artisanal reste lié dans sa mémoire au paradis de l’enfance. On travaille par nécessité, bien sûr, mais aussi par goût, et si l’existence comporte son lot de soucis, le garçonnet ne perçoit de cette vie laborieuse que l’allégresse, le rythme et la satisfaction du travail bien fait.
Le parcours scolaire du petit Orléanais est presque trop beau pour être vrai et illustre de manière éclatante les bienfaits de l’école républicaine gratuite, laïque et obligatoire instituée par Jules Ferry. Son parcours en primaire avait valu à l’élève particulièrement travailleur qu’il était, une suite impressionnante de distinctions et de prix. En juillet 1884, il est reçu premier sur 175 inscrits au certificat d’études primaires.
Il est repéré par Théophile Naudy, le directeur de l’École normale d’instituteurs du Loiret. Il obtient grâce à lui une bourse qui lui permettra d’entrer au lycée en 6ème, comme les enfants issus de la bourgeoisie orléanaise. Le 1er octobre 1891, il entre comme pensionnaire en 1ère vétérans de rhétorique supérieure, au lycée Lakanal à Sceaux avec une demi-bourse d’internat.
Après une première tentative infructueuse, où il échoue à l’oral de l’École normale supérieure pour un demi point, il y sera admis (6e sur 24) à sa troisième tentative, le 31 juillet 1894.
Une motion du congrès socialiste de décembre 1899 prône l’instauration d’une discipline de presse. En profond désaccord avec cette motion, il fonde en janvier 1900 sa propre revue : « Les Cahiers de la Quinzaine ». Il l’animera jusqu’à sa mort en 1914, dans la fidélité de ses idéaux socialistes et dreyfusards.
En créant cette revue, l’écrivain propose un nouvel espace de réflexion critique, ancré dans son temps. L’ambition des Cahiers tient en cette formule devenue célèbre : « Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste » (Lettre du provincial).
Péguy se fait tout à la fois journaliste, chroniqueur, écrivain, éditeur, typographe, comptable, etc. Il y publiera ses propres œuvres, mais aussi celles d’autres auteurs comme Romain Rolland, Daniel Halévy, les frères Tharaud ou André Suarès.
Le premier numéro paraît le 5 janvier 1900, le dernier numéro est publié en août 1914. En 1901, il installe la boutique des Cahiers de la Quinzaine au 8 rue de la Sorbonne à Paris.
Péguy défend la culture pluraliste et les peuples opprimés. Sa critique du monde moderne se fait de plus en plus sévère autour du thème de l'argent. Sa quête d’une justice qui soit « vivante » et non « de concept » le ramène au christianisme quelques années avant la fin de sa vie. Sa foi restera majoritairement incomprise de ses amis comme de ses adversaires.
Charles Péguy épouse Charlotte Baudoin en 1897, ils auront 4 enfants, Marcel, Germaine, Pierre et Charles-Pierre. Ils habitent d’abord à Gometz-le-Châtel (1898-1901), où Péguy se souvient avoir dégusté étudiant de succulentes fraises. La maison en meulière qu’ils habitaient située sur la route de Chartres a malheureusement été détruite en 2014 pour y construire un petit immeuble.
Ils vivent ensuite à Orsay entre 1901 et 1907. Puis, la famille (ses enfants, mais aussi sa belle-mère et son beau-frère) s’installe en janvier 1908 dans la « Maison des pins » du quartier de Lozère à Palaiseau. La maison existe toujours et se situe au n°12 de la rue Charles Péguy. Ils y vivent jusqu’à l’été 1913, avant de se rapprocher de Paris et emménager dans un pavillon à Bourg-la-Reine.
Depuis ses domiciles successifs, tous situés le long de la ligne de chemin de fer de Paris à Sceaux, il peut rejoindre aisément sa boutique des Cahiers de la Quinzaine à partir de la gare du Luxembourg.
Dans ses œuvres, on retrouve des références aux lieux où il a vécu et qu’il a visité. Il écrit dans La Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres écrit suite à son pèlerinage à Chartre : “Nous arrivons vers vous du lointain Palaiseau Et des faubourgs d’Orsay par Gometz-le-Châtel Autrement dit Saint-Clair ; ce n’est pas un castel ; C’est un village au bord d’une route en biseau”
Pour le fervent patriote Péguy, lieutenant du 276e régiment d’infanterie (régiment de réserve du 76e régiment d’active stationné à Coulommiers), les périodes militaires d’entraînement sont tout sauf une corvée. Grand amateur de sport, ce marcheur émérite qui ne partait guère en vacances peut alors se dépenser physiquement et laisser de côté ses responsabilités pour les Cahiers de la Quinzaine.
L’ordre de mobilisation générale est affiché sur le mur de toutes les mairies le 1er août 1914. Le lendemain, c’est en compagnie de son beau-frère Albert Baudouin et de Marcel, son fils aîné, qu’il part rejoindre la gare de Bel Air raccordement près de la Gare de Lyon. Le détachement de réservistes part pour Coulommiers le 4 août. Il profite de ce court séjour à Paris pour tenter de rencontrer ses anciens amis, parfois devenus ses adversaires. Il rejoint également Blanche Raphaël, la jeune agrégée d’anglais pour qui il a éprouvé une passion qui, bien que non consommée, le ronge pourtant par fidélité conjugale d’un lancinant sentiment de culpabilité pour ce qu’il qualifiera lui-même « d’adultère cérébral ».
Entre le 28 août et le 5 septembre, le 276ème RI va entreprendre un long et éprouvant parcours entre Roye dans l’Oise jusqu’à Villeroy près de Meaux. La bataille de l’Ourcq débute à la mi-journée du 5 septembre, lorsque le 5ème bataillon reçoit une pluie d’obus à hauteur du village de Villeroy.
Vers 17 heures, le 276ème RI se voit confier la redoutable mission d’attaquer en première vague. La manœuvre consiste à charger baïonnette au canon sur plus de deux kilomètres de terrain en déclivité et totalement à découvert, sans appui d’artillerie. Elle n’a aucune chance d’aboutir et s’apparente objectivement à une mission de sacrifice. Les allemands n’ont aucun mal à repérer et à cibler en priorité les officiers, qui tombent bientôt les uns après les autres. Le capitaine Guérin est tué le premier, bientôt suivi par le lieutenant de La Cornilière. C’est alors Péguy qui reprend le commandement, et mène la charge à la tête de ses hommes, debout comme c’est la règle. Les exhortant jusqu’au bout à poursuivre le tir, il ne tardera pas à être lui aussi mortellement atteint d’une balle en pleine tête. En s’abattant, Péguy murmure dans un dernier souffle « Ah! mon Dieu… Mes enfants ! ». Il est 17h30.
Au soir de ce 5 septembre, le bilan sera terrible : cette seule journée aura valu au 276ème RI plus de 20% de pertes. La 19ème compagnie de Péguy, une des plus exposées, perdra environ 100 hommes sur 250 (40% de pertes).
Mais, après des semaines de retraite, cette meurtrière bataille de l’Ourcq marquera le tout premier coup d’arrêt à l’avancée allemande, et le début de la contre-offensive victorieuse de la bataille de la Marne.
Charles Péguy a effectué par deux fois le pèlerinage jusqu’à Chartres en partant de la Maison des Pins à Palaiseau. Continuez votre lecture pour en savoir plus sur ce personnage insolite et l’empreinte qu’il a laissé sur le territoire.
Amitié Charles Péguy : contact@charlespeguy.fr
https://www.youtube.com/@AmitieCharlesPeguy/
– Jean-Pierre Rioux, La mort du lieutenant Péguy, Éditions Taillandier, (272 p.) Paris, 2014.
– Pierre-Yves Le Priol, En route vers Chartres dans les pas de Charles Péguy, Préface de Michel Péguy, Collection « Chemins d’étoiles », Éditions Le Passeur, (302 p.) Paris, 2016.